Jean-Rémi CARBONNEAU: “Le catalan : l’idiome mal aimé de l’Aragon”

Résumé

La présence du catalan en Aragon est depuis toujours un fait dérangeant dans cette région d’Espagne. Constamment remis en question, les liens culturels entre la « Frange du Ponant » et la Catalogne sont devenus le sujet d’une polarisation politique grandissante qui a affecté négativement la politique linguistique de l’Aragon. La première partie de cet article explore la catalanité historique de la Frange, de la naissance de la Couronne d’Aragon au XIIe siècle à l’avènement du franquisme au XXe, ainsi que l’impact des bouleversements politiques sur le sentiment d’appartenance de ses habitants. La deuxième partie examine le compliqué processus d’élaboration d’un régime linguistique aragonais depuis 1982 dans le contexte de l’adoption d’ambitieuses politiques de normalisation linguistique dans les régions voisines. Une troisième partie présente enfin les tabous aragonais entretenus sur la catalanité de la Frange d’Aragon et analyse les positionnements idéologiques des partis politiques aragonais quant à l’identité linguistique de cette région, révélant un important clivage gauche-droite.

 

Introduction

  • 1 Bretxa i Riera, Vanessa et Vila i Moreno, Francesc Xavier. « Lliçons de les llengües mitjanes per a (…)

1En plus de la langue majoritaire castillane – née au Royaume de Castille mais que le reste du monde appelle « espagnol » en raison d’une métonymie laissée par le colonialisme en Amérique –, l’Espagne abrite historiquement dans ses périphéries plusieurs autres langues « espagnoles ». Parmi celles-ci on compte le catalan, le galicien, le basque, l’asturien (incluant les variétés léonaise et mirandaise), l’aragonais et l’aranais (une variété occitane parlée en Catalogne). Avec plus de 9,2 millions de locuteurs en 2016, dont environ 4.1 millions de locuteurs maternels1, le catalan est non seulement la deuxième langue de l’Espagne, mais aussi la plus importante langue minoritaire sur le territoire de l’Union européenne, où il ne dispose pas du statut de langue officielle.

  • 2 Nous utilisons dans cet article en priorité les toponymes catalans, sauf s’il existe une dénominati (…)

2En Espagne, le catalan est principalement utilisé en Catalogne, dans la Communauté valencienne (sous le nom de « valencien ») et aux Îles Baléares, mais on le retrouve également en Aragon, dans une bande longeant la frontière occidentale de la Catalogne appelée « Frange d’Aragon », ainsi que dans la municipalité murcienne d’El Carxe (castillan : El Carche)2. Hors de l’Espagne, cette langue est parlée dans le micro-État d’Andorre, le département français des Pyrénées-Orientales (appelé aussi « Catalogne Nord ») et la ville de L’Alguer (italien : Alghero) en Sardaigne. L’histoire de ces territoires est liée à celle de la Couronne d’Aragon (1162-1715) d’où ils tirent leur origine et de laquelle ils ont fait partie à un moment ou à un autre du Moyen Âge.

  • 3 L’usage de cette expression s’est répandu rapidement après la publication en 1962 de l’essai de l’é (…)
  • 4 D’utilisation très courante en Espagne, le mot catalanisme renvoie à la forme distincte qu’a pris l (…)

3Depuis les années 1960, il est devenu habituel de se référer à cet espace culturel par l’expression « Pays catalans » (catalan : Països Catalans)3. Ce terme est aujourd’hui encore le sujet de controverses en raison de son usage, dans certains petits cercles pancatalanistes, pour désigner un projet politique visant l’union des territoires catalanophones, au sein de l’Espagne ou d’un État indépendant4. Dans le discours public et le milieu universitaire de ces régions, notamment en sociolinguistique, l’expression n’a pas d’autre ambition que de se référer à l’aire linguistique du catalan en Espagne et au-delà, et c’est dans ce sens que nous l’entendons ici.

  • 5 Montclús, Joaquim. La Franja de Ponent : aspecte històrics i jurídics, Barcelone, Institut d’Estudi (…)
  • 6 Les comarques sont des divisions territoriales traditionnelles en Espagne. Au XXe siècle, celles-ci (…)
  • 7 Sistac, Ramon. « Conclusions i orientacions », in Sorolla, Natxo (éd.), Llengua i societat a la Fra (…)
  • 8 Montclús, op.cit., p. 33.

4Le présent article se penche sur la Frange d’Aragon, qui est appelée aussi couramment « Frange du Ponant » (Franja de Ponent en catalan) selon la perspective géographique des autres Pays catalans, une appellation apparue dans les années 1960 qui s’est peu à peu généralisée par la suite5. Longeant la Catalogne sur une superficie d’environ 400 par 30 km, cette Frange est divisée du nord au sud en quatre comarques traditionnelles6 : la Ribagorce, la Llitera, le Bas Cinca et le Matarranya. Fait qui n’est pas dénué d’importance pour la cohésion culturelle de la Frange, le Matarranya historique sera divisé, dans le cadre d’une réforme territoriale en 2002-2003, entre les nouvelles comarques du Matarranya (réduit au seul Haut Matarranya), du Bas Aragon (la partie catalanophone y étant connu comme le Mesquí-Bergantes) et du Bas Aragon-Caspe (Bas Matarranya). Peu peuplée, la Frange ne représentait avec ses 47 631 habitants que 3,59% de la population de l’Aragon en 20147. Ce nombre est le résultat d’un fort exode rural qui a laissé de nombreux villages abandonnés au XXe siècle, au début duquel la région comptait plus de 80 000 âmes, avant de frôler le chiffre de 100 000 vers 19258 .

5Cet article est divisé en trois parties. La première explore la catalanité historique de la Frange, de la naissance de la Couronne d’Aragon au XIIe siècle à l’avènement du franquisme au XXe, en accordant une attention particulière aux bouleversements politiques environnants et l’impact que ceux-ci ont eu sur le sentiment d’appartenance de ses habitants au fil des siècles, tantôt tournés vers Saragosse, tantôt vers Barcelone. La deuxième partie examine le compliqué processus d’élaboration d’un régime linguistique aragonais depuis 1982 dans le contexte de l’adoption d’ambitieuses politiques de normalisation linguistique dans les communautés autonomes voisines, une entreprise rendue possible grâce à la Constitution démocratique de 1978. Une troisième partie présente les tabous aragonais entretenus sur la langue et l’identité des habitants de la Frange, avant d’analyser le caractère de plus en plus explosif de la question linguistique auprès des partis politiques durant les dernières décennies. Ici, l’analyse se focalise sur les positions idéologiques divergentes relativement à l’appartenance à l’ensemble catalan de la langue parlée en Frange – positionnements qui, comme nous le verrons, se superposent aux clivage gauche-droite. Dans sa conclusion enfin, l’article aborde les perspectives de normalisation du catalan dans la Frange d’Aragon à l’aune du sécessionnisme linguistique et de la polarisation politique.

6Cet article privilégie une perspective multidisciplinaire axé sur un problème de recherche – la remise en question sociale et politique de la catalanité de la Frange d’Aragon – qui emprunte à la science politique, à l’histoire, au droit et à la sociolinguistique. Méthodologiquement, celui-ci repose sur un corpus d’analyse composite incluant de la littérature secondaire, des rapports commandés par des entités gouvernementales, des comités parlementaires et des organisations non-gouvernementales, ainsi que des rapports du Conseil de l’Europe, de même que des lois et projets de loi, journaux de débat et des entretiens personnels. Les extraits utilisés proviennent d’entretiens semi-directifs réalisés entre 2015 et 2017 avec 37 responsables de la politique linguistique en Allemagne et en Espagne dans le cadre d’un projet de thèse portant sur la légitimation politique des langues minoritaires dans les pays de tradition fédérale. Trois de ce ceux-ci ont été réalisés avec des politiques aragonais. Les extraits sont reproduits ici en italiques.

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